Du bûcher à la torture, la liberté d’expression condamnée

Du bûcher à la torture, la liberté d’expression condamnée

«Pourquoi faut-il brûler les philosophes?»: l’Université de Genève organise un cours public sur douze grandes figures de la philosophie, de Socrate à Jan Patočka, condamnées pour leurs idées
Les conférences se dérouleront du 27 février au 22 mai, à l’Uni Bastions.

Photo: L’exécution de Jan Hus par Diebold Schilling le Vieux

Par Laurence Villoz

«Il y a eu dans l’histoire, et c’est encore le cas actuellement, des intellectuels dont l’action et la pensée paraissaient suffisamment dangereuses pour qu’on cherche à les éliminer. Ils n’ont toutefois pas renoncé à leurs convictions par peur de la mort», lâche Michel Grandjean, professeur à la faculté de théologie de l’Université de Genève. Socrate, Boèce, Jérôme de Prague ou encore Jan Patočka ont en commun d’avoir été condamnés, torturés, voire même exécutés pour leurs idées. Une thématique abordée dans un cours public, intitulé «Pourquoi faut-il brûler les philosophes?», du 27 février au 22 mai prochain.

«Nous avons choisi de commencer par le paradigme absolu, Socrate condamné à boire la ciguë, et terminerons au XXe siècle avec Jan Patočka, porte-parole de la charte 77, qui a quasiment été exécuté par le régime communiste de Tchécoslovaquie. D’une certaine façon, c’est un philosophe de notre époque qui a été mis à mort», explique le professeur, organisateur de ce cours public. Ainsi, lors de chaque rencontre, un spécialiste présentera les idées du philosophe en question, ce qu’il a apporté à la société et pourquoi ses idées ont été controversées. «Les grands absents de notre parcours sont, par exemple, Sénèque condamné au suicide sous Néron, ou Pierre Abélard torturé au XIIe siècle».

Brûlée vive par l’Inquisition

Parmi les douze penseurs présentés, trois femmes seront au centre des réflexions, dont la mystique Marguerite Porete, brûlée vive à Paris en 1310. «Marguerite Porete fait partie du mouvement des béguines, ces femmes cultivées, indépendantes et laïques, qui ont décidé de vivre une vie spirituelle indépendante d’un monastère. Au XIIIe siècle, l’émergence d’une nouvelle identité féminine qui a le courage d’exprimer de manière très libre, par écrit ou oralement, sa vie spirituelle dérange et fait peur aux autorités ecclésiastiques», explique Mariel Mazzocco, collaboratrice scientifique à l’Institut romand de systématique et d’éthique, qui donnera une conférence sur Marguerite Porete, le 20 mars.

Cette mystique française a rédigé Le miroir des simples âmes, dans lequel elle propose une réflexion particulièrement novatrice pour l’époque en insistant sur la notion de liberté, la gratuité des vertus ou encore la rédemption de l’âme par la foi sans les œuvres. «Malgré la condamnation de son texte jugé hérétique, elle a continué de le faire circuler provoquant la colère de l’Eglise. C’est son courage et son autonomie dans la manière de revendiquer ses idées qui ont fait terriblement peur aux autorités. Elle représentait un moment de rupture, de transgression des limites qui étaient imposées aux femmes de l’époque. Malgré la censure de son ouvrage, ses idées ont continué de circuler de manière souterraine et ont été absorbées par d’autres auteurs, comme notamment Maître Eckhart», précise la spécialiste.

Des prisonniers d’opinions

De son côté, Michel Grandjean s’intéressera à Boèce, figure intellectuelle latine du VIe siècle, lundi 13 mars. «Boèce était un génie, il a touché à tous les domaines des sciences de l’esprit n’excluant aucune interrogation humaine. Fonctionnant comme passeur, il a transmis à l’Occident latin un millénaire de culture grecque», raconte le professeur d’histoire du christianisme. Condamné par l’empereur Théodoric qui le soupçonnait d’être un espion de l’Empire byzantin, Boèce est emprisonné. «Entre les séances de torture, ce philosophe qui avait accès à de l’encre et du parchemin a écrit «La Consolation de la philosophie». Un ouvrage dans lequel il imagine qu’une femme, la philosophie elle-même, vient lui rendre visite et lui montre quelles sont les vraies valeurs». Rédigé de mémoire, car Boèce n’avait accès à aucune bibliothèque, ce texte a eu une immense postérité jusqu’au XVIe siècle.

«Si Amnesty International avait existé au VIe siècle, Boèce aurait aussitôt été adopté comme prisonnier d’opinions», souligne Michel Grandjean qui ajoute que ce cours vise également à alerter le public universitaire sur la situation actuelle. «Par exemple, en Turquie, depuis la tentative de coup d’Etat, des dizaines d’universités ont été fermées, des milliers d’enseignants mis à pied et des journalistes et des intellectuels ont été arrêtés. Je pense que les Universités d’Europe devraient être davantage solidaires avec le monde académique turc qui souffre terriblement sous la dictature d’Erdogan».

Programme du cours

Le cours public intitulé «Pourquoi faut-il brûler les philosophes?» se déroulera les lundis de 18h15 à 19h30, du 27 février au 22 mai 2017, à l’Uni Bastions à Genève, dans la salle B109.

27 février: Socrate

6 mars: Hypatie d’Alexandrie

13 mars: Boèce

20 mars: Marguerite Porete

27 mars: John Wyclif

3 avril: Jérôme de Prague

10 avril: Thomas More

24 avril: Giordano Bruno

1er mai: Baruch Spinoza

8 mai: Nicolas de Condorcet

15 mai: Simone Weil

22 mai: Jan Patočka