«J’aimerais changer le regard des gens sur les réfugiés»

«J’aimerais changer le regard des gens sur les réfugiés»

Alors que la guerre en Syrie déchire le pays depuis plus de cinq ans, des millions d’habitants ont fui pour rester en vie
Arrivée il y a trois ans à Genève, une famille originaire d’Alep raconte son histoire. Témoignage.

Photo: Alep en 2014 CC (by-nc-nd) Xinhua/Pan Chaoyue

Fuyant la guerre en Syrie, Jessy, son mari Pierre et leurs trois enfants alors âgés de quatre mois, trois ans et cinq ans sont arrivés à Genève en décembre 2013. Ce couple de chrétiens d’Alep, âgé de 36 et 38 ans, parlant couramment le français, raconte comment ils se sont adaptés à leur nouvelle vie ainsi que les difficultés qu’ils ont rencontrées en arrivant en Suisse.

Quelle était la situation à Alep quand vous êtes partis?

Jessy: Avant que nous quittions Alep, la ville a été en état de siège pendant deux mois et les routes étaient fermées. A cette époque, je venais d’accoucher. Pendant trois semaines, nous avons été complètement coupés du monde, pas de téléphone, pas d’internet, aucun moyen de communication. La situation à Alep est très compliquée. La ville est découpée en zones gouvernementales et rebelles. Nous étions dans les parties gouvernementales. On a perdu des amis, des voisins, des connaissances. En une année, nous avons changé trois fois de maison à cause de la situation dangereuse. Nous ne laissions pas les enfants aller sur les balcons. Nous vivions tous dans une chambre au milieu de l’appartement, loin des fenêtres. Il n’y avait plus d’électricité, plus d’eau et plus de fioul. C’était terrible.

Pierre: Actuellement à Alep, il n’y a plus de quartier calme. Un obus peut tomber n’importe quand, n’importe où. Quand quelqu’un meurt, les gens posent systématiquement la question: était-ce une mort naturelle?

Comment s’est passée votre arrivée en Suisse

P: Lorsque nous avons pu quitter Alep, nous avons d’abord passé deux mois au Liban pour obtenir un visa. Puis, nous sommes directement venus à Genève par avion avec un visa touristique.

J: Nous sommes arrivés chez mon frère qui habite à Genève depuis douze ans. Mes parents qui se sont rendus en Suisse une année avant nous vivaient également avec lui. Nous avons obtenu un permis N et après une année, un permis F que nous avons encore actuellement.

Quelles ont été vos principales difficultés?

J: Les deux principales difficultés sont de trouver un logement et un travail. Je suis architecte, j’ai fait des études universitaires et j’ai de l’expérience, mais mes diplômes ne sont pas reconnus en Suisse. J’ai mis mon CV sur des sites internet et certains employeurs m’ont contactée, mais quand ils voient mon permis de séjour, ils refusent systématiquement ma candidature. Pourtant, je pense que le problème n’est pas le permis, mais le fait d’être Syriens.

P: Les réfugiés syriens sont des personnes nouvelles dans la communauté européenne. Les employeurs, ici, n’ont aucune expérience avec les Syriens.

Avez-vous tout de même trouvé un emploi depuis votre arrivée en Suisse?

P: Depuis sept mois, je travaille comme bénévole au Centre social protestant. Je répare les marchandises électroniques de seconde main trois jours par semaine, je suis informaticien de formation. A partir de mi-octobre, je vais commencer, un programme spécial pour les réfugiés à l’Université de Genève qui s’appelle «horizon académique». Je vais suivre deux cours en informatique et management ainsi qu’un cours de français pour apprendre le vocabulaire technique. Ce programme dure trois ans et on obtient un bachelor. Parallèlement, j’ai pu obtenir aussi un stage à 50% dans une société d’informatique. En Syrie, je travaillais beaucoup, psychologiquement c’est difficile pour moi d’être inactif.

J: De mon côté, je suis en train de terminer un master en conservation du patrimoine, à l’Université de Genève. On nous a dit qu’avoir un diplôme suisse améliorerait beaucoup nos chances de trouver du travail. Ce n’est pas facile de faire des études avec trois enfants, si je n’avais pas Pierre et mes parents qui habitent pas loin de nous, je n’aurais pas pu étudier. Mais nous ne voulons pas que nos enfants grandissent en nous voyant assis sans rien faire. J’aimerais retrouver ce que nous avons perdu en Syrie, j’aimerais changer le regard des gens sur les réfugiés. Actuellement, l’hospice général continue de nous financer.

Où avez-vous appris le français?

J: Nous avons étudié dans des écoles catholiques et le français est la deuxième langue. La Syrie a été une colonie française pendant 25 ans. A Alep et à Damas, il y a des écoles des communautés jésuites, franciscaines, maristes ou arméniennes catholiques qui sont ouvertes à tout le monde, pas uniquement aux chrétiens.

Avez-vous encore de la famille en Syrie?

P: Oui, mes parents sont à Alep. Nous ne pouvons pas les faire venir ni aller les voir. On parle avec eux chaque jour quand les communications sont possibles. La situation est terrible, car mon père, qui a 78 ans, est très malade, il marche à peine. Si mes parents étaient en Suisse, ma vie serait complètement différente.

Pensez-vous retourner en Syrie quand la guerre sera finie?

J: C’est une grande question. Nos enfants ont commencé à grandir ici. Ils préfèrent parler le français ou l’anglais que l’arabe. Si on réussit à établir une vie ici avec un travail, nous allons rester. Si ce n’est pas le cas et que les choses se calment en Syrie pourquoi pas y retourner? Je ne sais pas.

P: Si je suis en Suisse en pensant tout le temps à la Syrie, je ne vais rien pouvoir faire. Pour moi, la Syrie est une histoire terminée. Peut-être que dans dix ans, j’y retournerai en visite, comme touriste. Actuellement, mon seul lien avec la Syrie est mes parents. Si, mes parents étaient ici, j’oublierais la Syrie à 100%.

J: Moi, je ne peux pas oublier.

P: Pourquoi retournerais-je en Syrie? Pour regarder les maisons détruites? Aucun de mes amis n’y est encore. Non, je ne veux pas. Il n’y a plus personne.

J: Comme chrétiens après tout ce qui se passe maintenant, je ne sais pas si nous serions encore les bienvenus parmi tous les habitants dans notre ville. Les gens ont changé. Avant chrétiens et musulmans vivaient en parfaite harmonie. Mais maintenant, il y a une forte radicalisation.

Et à Genève, faites-vous partie d’une communauté chrétienne?

J: Oui, un peu. Mon fils va au catéchisme et il est sur une liste d’attente pour aller aux scouts catholiques. Nous allons parfois à la messe, mais pas chaque dimanche. Par contre, mes parents y vont régulièrement, ma mère se rend à l’église plusieurs fois par semaine. A mon avis, les scouts religieux permettent de construire une appartenance à une communauté et je crois que c’est très important.

Une campagne pour faciliter l'accès au travail

Fin août, l’Entraide protestante suisse (EPER) a lancé une campagne intitulée «Egalité des chances, un investissement gagnant» qui vise à faciliter l’insertion professionnelle des réfugiés. Une plateforme web propose différents profils de personnes issues de la migration à la recherche d’emploi. «26 profils ont été présentés en Suisse romande et 66 en Suisse alémanique», précise Joëlle Herren, responsable médias à l’EPER. Leurs CV complets sont en ligne permettant aux entreprises de les consulter et d’entrer en contact avec eux. «Quinze employeurs ont répondu à l’appel d’offres de la campagne et se sont intéressés à des profils précis. Ce sont les informaticiennes et les informaticiens qui ont été les plus sollicités», ajoute-t-elle. Jessy qui est architecte fait partie de ce programme. Elle n’a pour l’instant pas été contactée par un employeur.

«Cette interface n’est pas destinée à être complétée par d’autres profils. Par contre, les personnes migrantes en recherche d’emploi peuvent contacter l’EPER pour démarrer une démarche de mentorat», relève Joëlle Herren. D’ailleurs, l’Entraide protestante est actuellement en train de développer plusieurs projets pour faciliter l’intégration professionnelle des personnes issues de la migration. Selon plusieurs enquêtes de l’Office fédéral de la statistique, 70% des personnes migrantes originaires de pays tiers possèdent un diplôme d’études supérieures, elles sont toutefois trois fois plus touchées par le chômage que les Suisses.