La cathédrale de papier

La cathédrale de papier

Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformée

L’historien Guy Le Comte, se penche sur la réalisation du «Dictionnaire historique de la Suisse». Constituée de treize volumes, cette œuvre traduite dans les quatre langues nationales contient 36'000 entrées.

Photo: Quelques volumes du dictionnaire LDD

En 1987, l’historien grison Martin Bundi, qui avait, deux ans plus tôt, présidé le Conseil National fait adopter par les Chambres un crédit pour permettre l’édition d’un «Dictionnaire historique de la Suisse» (DHS) destiné à remplacer et compléter le vénérable «Dictionnaire historique et biographique de la Suisse» qui a fait son temps. L’Académie suisse des sciences humaines et sociales a, dès 1985, pressenti le professeur Marco Jorio pour superviser cette monumentale publication. Le 1er janvier 1988, il en devient le rédacteur en chef et amènera son bateau à bon port.

Rien n’est simple, il faut tout à la fois, dépister les problèmes dus à une publication trilingue, constituer une équipe, tester des collaborateurs, définir le contenu des articles, leur nombre et par là même, le contenu du dictionnaire. Le rythme de travail est ralenti plusieurs fois par la diminution des subsides fédéraux. Une des grosses difficultés de l’entreprise consiste à coordonner le travail de trois équipes de rédacteurs de langues différentes.

En 1995, une première liste de 34’000 entrées est bouclée. Le contrat de publication est signé quatre ans plus tard. En 2002, quatre ans après les festivités du 150e anniversaire de l’Etat fédéral, à l’occasion duquel il aurait dû paraître, le premier volume est publié par les soins des éditions Attinger de Neuchâtel, qui sont en charge de la version française de l’ouvrage. Le premier volume en français compte 833 pages et des articles de Aa, qui est consacré à l’histoire de la famille von Aa, de Nidwald et Lucerne à ban de l'empire; en allemand, il va de Aa à Basel Furstbistum et ne compte que 793 pages, en italien il a 860 pages et va de Aa à Fadrique de Basilea.

Le dernier volume en 2014

Le treizième et dernier volume paraît en décembre 2014. L’œuvre est achevée. Le dictionnaire historique de la Suisse est enfin terminé. Cet ouvrage remarquable comprend treize gros volumes dans chaque langue officielle et un résumé de deux volumes en romanche, soit en tout 41 volumes. Sa réalisation a duré plus de 30 ans, il a coûté 100 millions de francs et contient au final 36’000 entrées. C’est une œuvre unique, un rêve un peu fou, devenu réalité.

On n’a jamais publié en Suisse quelque chose qui lui soit simplement comparable et je ne pense pas que personne ne s’y risque à l'avenir; on n’a jamais rien publié de tel dans le monde. Je ne prends qu’un exemple pour illustrer la richesse de son contenu. Les articles collectifs relatant l’histoire des cantons sont des petits bijoux, concis, complets et bien documentés. Celui consacré à l’histoire du canton de Vaud touche à la perfection.

Le site internet du DHS est très souvent consulté et rend déjà des services inestimables aux chercheurs. Hélas, ce site ne nous livre que les textes des articles et ne rend donc pas pleine justice à la cathédrale de papier. Car, de même que les églises moyenâgeuses étaient ornées de fresques colorées, la cathédrale de papier est richement décorée. L’illustration de l’ouvrage est, à proprement parler, extraordinaire. Elle est abondante et de qualité.

Les spécialistes ont largement puisé à toutes les sources pour la réaliser : plans anciens, représentations picturales des villes et des campagnes à différentes époques, affiches, photographies d’usines ou d’ateliers. Ils ont reproduit des documents variés, des lettres autographes, des caricatures ou la fiche mensuelle d’un chômeur. Les Genevois découvriront avec intérêt les premières bandes dessinées, celle de Toepfer, les Tessinois un autographe de Botta, ou le poignant ex voto envoyé en 1856 à la Madona de Sasso de Locarno par des émigrants vers l’Australie, sauvés d’une forte tempête.

Les illustrateurs n’en sont pas restés à la simple reproduction. Ils ont produit de très nombreux documents du plus haut intérêt: cartes nombreuses, schémas explicatifs des systèmes de gouvernement des villes et des cantons de l’Ancien Régime, par exemple. Les Genevois admireront le schéma expliquant la structure de leur gouvernement à la fin de l’Ancien Régime. Ceux d’entre nous que l’histoire économique intéresse feront leur miel des tableaux expliquant les assolements, les jachères ou la balance commerciale de la Suisse de 1886 à 1899.

Une œuvre d’une grande richesse

Pour prendre conscience de la richesse de notre cathédrale de papier, il faut en feuilleter les volumes. Ce n’est pas perdre son temps que de se rendre dans une bibliothèque qui en possède une série et de les consulter. J’ai la chance de posséder l’édition française et je fais parfois une amusante expérience. Je montre l’un des tomes à mes amis et ils ont bien de la peine à s’en extraire. Feuilleter un volume, comme je le fais souvent, c’est s’embarquer pour un voyage à rebondissements multiples dans le passé.

Le dictionnaire est un incomparable instrument de recherche pour qui s’intéresse à l’histoire religieuse de la Suisse. Le découpage de l’ouvrage permet de très nombreuses entrées à ce sujet. Citons pour ce qui concerne l’histoire des réformés, les biographies de Calvin et de Zwingli et les excellents articles consacrés au calvinisme et au zwinglianisme qui proposent un état de la question complet sur la vie parfois difficile du protestantisme réformé en Suisse.

L’archivage informatique pose déjà aujourd’hui de lourds problèmes. Les fichiers doivent sans cesse être remis à jour, ils peuvent au cours du temps être hackerisés, modifiés ou effacés. Ils sont perpétuellement menacés. Le papier paradoxalement est plus sûr que la toile.

C’est pourquoi, en 30 ans, sous la direction d’un maître architecte, encadrés par de très nombreux contremaîtres et spécialistes de divers arts et métiers, 2’500 ouvriers ont édifié cette superbe cathédrale de papier qu’est le «Dictionnaire historique de la Suisse». Elle bravera les siècles, et tant qu’il y aura des Suisses, témoignera du savoir-faire de ses bâtisseurs. La visite de cet édifice est un enchantement, elle réserve de merveilleuses surprises. Laissez-vous tenter.