«Vivre, c’est vieillir, mais vieillir c’est aussi vivre»

«Vivre, c’est vieillir, mais vieillir c’est aussi vivre»

Le vieillissement de la population pose de nombreux défis à la société entière et au personnel soignant en particulier. Dans «Faites que je meure vivant – Vieillir, mourir, vivre», l’éthicienne et médecin Marie-Jo Thiel plaide pour que la technicité des soins ne fasse pas oublier l’humanité du patient et pour que l'on respecte ceux qui ont déjà beaucoup vécu comme membres à part entière de la société.

Une recension de Jean Martin, ancien médecin cantonal vaudois

Marie-Jo Thiel enseigne l’éthique à Strasbourg et y dirige le Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique. «Faites que je meure vivant», paru chez Bayard, réunit en les précisant des contributions orales ou écrites antérieures. Son objet est le vieillir, la vieillesse et la mort et les relations entre eux, en vue de répondre à plusieurs défis: d’humanisation, de reconnaissance (Thiel entend lutter contre la «dénégation de ce qu’est la personne âgée et de ce qu’elle vit»), et d’interdisciplinarité.

Pour Marie-Jo Thiel, médecin et théologienne, l’injonction fondamentale de l’éthique est «Humanise-toi!». L’humanisation doit être visée à tout âge et tout en consentant à avoir son âge. L’auteur rappelle que «nos représentations sont à revoir, car les seniors soutiennent la société et ne se bornent pas à lui demander secours. Ils consomment, voyagent, aident financièrement leurs enfants et petits-enfants». Mais aussi que la vieillesse est largement un construit social plein d’ambivalences. Chaque société en propose des représentations et des manières de l’assumer qui la valorisent ou la dévalorisent.

Le premier des cinq chapitres s’ouvre sur l’évolution démographique, notamment en France, où le nombre de personnes de plus de 75 ans sera multiplié par 2,5 entre 2000 et 2040. L’auteur évoque la problématique des aidants naturels, qui ne peuvent remplir leur rôle dans la durée que s’ils bénéficient de soutiens professionnels et d’une certaine formation. Faute de quoi, ils s’épuisent rapidement et même deviennent contre-productifs, jusqu’à verser dans la maltraitance.

Rejet des personnes âgées

Marie-Jo Thiel critique la mode actuelle du «jeunisme» qui peut aller jusqu’au rejet des vieux. Elle s’émeut qu’une mise à l’écart a été envisagée jusque dans les droits civiques: des politologues ont suggéré de diminuer progressivement le poids en tant que citoyens des personnes âgées (dont le vote ne correspondrait plus qu’à une partie de celui d’un actif).

La multiplication des techniques et leur convergence, ce qu’on appelle aujourd’hui les NBIC (nanotechnologies, biologie, informatique et sciences cognitives), font imaginer des changements majeurs de toute la question du vieillir – voire que l’immortalité est à portée de main. Les poussées multiples actuelles vers l’amélioration de l’humain (enhancement), dont la médecine anti-âge est une modalité, vont donner à cette question de nouvelles dimensions, pratiques, commerciales et évidemment éthiques - y compris en rapport avec le «vivre ensemble».

Vieillir doit non seulement ne pas rebuter, mais être désiré comme un moment de vie

Le chapitre 2 est intitulé «Bien vieillir et avancer en vie». L’allongement de l’espérance de vie est dû à la médecine et surtout à des meilleures conditions d’existence, mais il n’est pas le gage d’une réussite du vieillissement. Or, ce dernier représente des pertes, mais aussi des opportunités de croissance. «Vieillir doit non seulement ne pas rebuter, mais être désiré comme un moment de vie, dans la nouveauté d’un vécu singulier à inventer», dit Marie-Jo Thiel.

Ce livre présente des ressources spirituelles symboliques lors du franchissement des étapes de la vie (y compris sur ce que dit la Bible du grand âge). A noter: une utile discussion des repères nécessaires dans le rapport soigné-soignant, qui garde toujours une dimension d’asymétrie - qui ne peut être effacée malgré l’accent mis aujourd’hui sur les droits des patients.

Ne pas faire à la place de l'autre

Marie-Jo Thiel dit de la relation d’aide qu’elle «ne signifie pas faire à la place de l’autre. Les principes de subsidiarité et de solidarité se complètent mutuellement pour prendre en compte les capacités [quoique diminuées] de l’autre; encore faut-il prendre garde à ne pas infantiliser».

Le chapitre 3 est consacré au défi colossal de la maladie d’Alzheimer. L’auteure présente les choix que doit faire le politique, en tenant compte des dimensions médico-sanitaires, de prise en charge et juridiques. Un des nœuds de la question étant dans cette phrase du conjoint d’une malade: «Elle ne me reconnaît pas, mais moi je sais encore qui elle est». Confrontation à la réalité de la vie sociétale: « Par exemple, à financement donné [ressources limitées], faut-il privilégier le soin des enfants ou celui des personnes âgées [cas de la démence notamment]? Les humains n’ont donc pas d’autre alternative que de gérer leur ‘vivre ensemble’ dans la polis». Il importe de noter que, dans ce genre de choix, on n’est que peu dans l’éthique et pour l’essentiel dans le politique (au sens général du terme).

Le silence comme seule réponse possible

L’auteure décrit plusieurs formes de souffrance et de manières qu’a le malade d’y réagir (abattement, protestation), ainsi que la compassion qui doit lui répondre (chapitre 4). A propos de souffrance, dont on parle tant à propos de renforcement des soins palliatifs, cette citation de Mgr Veuillot, cardinal de Paris, peu avant son décès d’une maladie maligne: «Nous savons faire de belles phrases sur la souffrance. Moi-même, j’en ai parlé avec chaleur. Dites aux prêtres de n’en rien dire: nous ignorons ce qu’elle est». Et Thiel de relever que le silence est peut-être la seule réponse possible.

Les temporalités différentes dans la maladie et les soins sont l’objet du dernier chapitre. «L’individu moderne pressé scande le temps par ses multiples activités. Vient la maladie et les échéances s’estompent, des tâches attendues, voire essentielles, sont reportées, les jours se suivent et vont du pareil au même». Alors que, du côté des soignants, il y a la «stressante temporalité, une course contre la montre, frénétique de rendement; le malade devient l’objet d’un faire, qui le confine dans une forme d’inexistence». Dans ces circonstances, la vertu d’hospitalité (re-)prend toute son importance. «La médecine ne s’humanise qu’en réapprenant qu’elle a un pied dans l’incertain ».

Les personnes âgées portent une ‘couronne de vie’, elles ont survécu aux aléas

En guise de conclusion: Marie-Jo Thiel souligne que si les sciences médicales permettent d’éclairer les mécanismes biologiques du vieillir, si les sciences humaines en expliquent les implications sociales, y compris démographiques, cela ne signifie pas encore que l’on comprend mieux les personnes âgées.

Les enjeux sont multiples, qui tiennent fondamentalement à la reconnaissance de la personne âgée comme un être humain doté de dignité, avec des dimensions philosophiques, spirituelles (et, pour ce qui la concerne, théologiques) majeures. Pratiquement, il s’agit notamment de repenser l’articulation du sanitaire et du social.

«Vivre, c’est donc vieillir, mais vieillir c’est aussi vivre. Les personnes âgées portent une ‘couronne de vie’, elles ont survécu aux aléas». Et: «Une vie n’a de sens que parce qu’elle est limitée, marquée par la mort. C’est elle qui confère du prix à cette existence que l’on ne recommence pas».