Me Vergès: «Ne confondez pas la vérité judiciaire et la vérité historique»

Me Vergès: «Ne confondez pas la vérité judiciaire et la vérité historique»

Les prêtres, les pasteurs et les avocats ont tous affaire avec la justice. Leurs motivations sont parfois très différentes, leurs objectifs divergent souvent... mais au fond ne sont-ils pas plus proches qu’on ne l’imagine? Me Jacques Vergès a tenu la dragée haute à ses interlocuteurs à l’Espace Culturel des Terreaux jeudi dernier
(Voir les vidéos du débat). Denis Müller, professeur d'éthique aux Facultés de Genève et de Lausanne, l'a interpellé sur le procès Barbie et sa pratique du procès de rupture.



« Notre profession est une passion », a dit maître Vergès devant une salle comble à Lausanne jeudi soir 20 janvier. « Quand vous êtes en face d'un dossier de justice, vous êtes au début d'un roman, au début d'une tragédie. Ces romans et ces tragédies sont inachevés. Et l'avocat? Vous êtes tour à tour le spectateur du drame, le confident de l'accusé, et enfin le co-auteur. Vous allez aider votre client à vivre le 5e acte de sa tragédie, à écrire l'épilogue de son roman. »


Me Vergès a fasciné l'auditoire pendant une première intervention de près de huit minutes. M. Müller l'a ensuite interpellé sur le procès Barbie. « Pourquoi avez-vous demandé l'acquittement de Klaus Barbie? Est-ce qu'il n'était pas foncièrement coupable? »

« Le procès est une cérémonie singulière, a répondu Me Vergès, où l'on affronte la vérité, la justice, mais à travers des textes formels, que l'on doit respecter, car la forme est la soeur jumelle de la liberté. »

« Barbie est un homme quelconque, a poursuivi Me Vergès avec une pointe de mépris dans la voix. Parlant d'Eichmann, Hannah Arendt a dit aussi : « C'est un homme quelconque. » Primo Levi déporté par les nazis disait également : « Nos bourreaux n'étaient pas des monstres, hélas, ni des criminels nés, c'étaient des hommes ordinaires. »

Ne jugeons pas du haut de notre humanité, mais essayons de comprendre la fange dans laquelle nous aussi nous navigons, a lancé Me Vergès. Et c'est la part d'humanité que l'avocat doit dégager à chaque fois, même sous les quolibets.

« Et donc nous avons affaire à un homme ordinaire et la question pour nous se pose de savoir: comment cet homme ordinaire est arrivé à commettre tel ou tel acte que nous réprouvons? Et ceci est le rôle de l'avocat, de comprendre. L'avocat ne juge pas, il ne condamne pas. »

« L'avocat dit : je ne défends pas le crime, je défends un homme, accusé de l'avoir commis. C'est la première chose. La deuxième, c'est la sanction, qui résulte de textes. Et ces textes, nous devons les respecter. Dans le procès de Barbie, il y avait différents éléments, dont l'un était que Klaus Barbie avait déjà été jugé en 1954. Comment pouvez-vous le rejuger à nouveau? Voilà un argument de forme. »

- Cela ne justifiait pas l'acquittement, s'est emporté M. Müller.
- Si! Si! Le procès n'avait plus lieu d'être, a rétorqué Me Vergès.

« Et je dirais, a poursuivi Me Vergès, que chaque homme contient en lui une parcelle d'humanité. Et personne ne peut la lui ôter. Même le pire criminel a cette parcelle d'humanité en lui. »

« Sur ce point-là, nous pouvons converger, a dit le pasteur Claude Schwab.Tout être humain doit d'abord être compris et accompagné... »

« Et reprocher à un avocat de se comporter avec son client comme avec un homme ordinaire, c'est monstrueux, a rétorqué le "serial plaideur". Je reste fidèle à notre tradition hellénique, mais aussi chrétienne... En lisant Eschyle, vous y trouvez les Érinyes, les déesses de la vengeance, qui sont à l'honneur aujourd'hui. Elles ont des cheveux comme des serpents, elles poussent des hurlements. Athena, déesse de la raison, et Apollon, dieu de la lumière, leur disent: « Taisez-vous! Cela ne relève pas de vous, mais de la Cité. Il n'est plus question de vengeance, il est question d'ordre public. »

- Si un George Bush le souhaitait, est-ce que vous le défendriez? lui a ensuite demandé Darius Rochebin, présentateur du journal télévisé de la Télévision suisse romande (TSR) et animateur du débat.

- J'ai déjà répondu à Bernard-Henri Lévy, a rétorqué l'avocat. Je suis prêt à le défendre à condition qu'il plaide coupable. Car s'il ne plaidait pas coupable, je ne serais pas crédible. Et l'on me dirait: et ses mensonges sur les armes de destruction massive? Et ces gens qu'on humilie à la prison d'Abou Ghraib et à Guantanamo? On me traiterait de fou.

- Mais pour Barbie, vous n'avez pas posé les mêmes conditions? a souligné M. Müller.

- Mais il a tué moins de monde que Bush, a répondu Me Vergès (Flottement dans la salle qui oscille entre consternation et fascination du bon mot)

- Est-ce que Barbie a tué moins de monde que Bush? a repris Darius Rochebin.

- Combien y a-t-il de morts en Irak aujourd'hui? a répété Me Vergès. Dans une guerre déclenchée sur la base d'un mensonge? D'un côté, on a une flic dans une ville française, qui faisait son travail de flic pendant la guerre. De l'autre, nous avons un homme qui a déclenché une guerre avec des milliers, des milliers, et des milliers de morts. Si on compte les morts, la guerre en Irak en a fait beaucoup plus que la répression nazie dans la ville de Lyon.

- Mais je ne crois pas que c'est une question de nombres, a lancé M. Schwab. S'il n'y en a qu'un ou des millions, c'est le même problème de culpabilité. (La salle applaudit)

Vous savez que l'assassin de Jaurès a été acquitté? Et que sa veuve a dû s'acquitter des frais de justice? a lancé Me Vergès. N'invoquez pas la vérité judiciaire comme la vérité historique.


M. Müller revient à la charge avec le procès Barbie.

- Je vous réponds, Monsieur le professeur de théologie. Un procès de rupture est un procès où les valeurs de l'accusé et celles du juge ne font pas référence au même système de valeur. Dans le procès Barbie, je n'ai pas opposé les valeurs nazies à des valeurs chrétiennes ou laïques, j'ai simplement discuté de la réalité du dossier. J'ai discuté de jurisprudence (Un homme ne peut pas être jugé deux fois pour la même affaire). Je n'ai pas justifié le nazisme. Le procès de Barbie n'était pas un procès de rupture. Si on relit ma plaidoirie, je n'évoque pas contre la République d'autres valeurs.

- Dans la guerre d'Algérie où j'ai inauguré cette défense et je l'ai conceptualisée, ce n'était pareil. Pour le juge militaire, l'accusé était un citoyen français. Et à ses yeux, il avait d'excellents arguments, comme la Constitution de la République. Il considérait l'Algérie comme un département français.

- Et l'accusé de son côté, avec d'autres valeurs, répondait: « Mais votre Constitution, c'est votre affaire! Je ne suis pas Français, la langue que je parle n'est pas le français, mais l'arabe. Ma religion n'est pas le christianisme, mais l'islam. Mes références historiques et les vôtres sont différentes. Vous dites Vercingétorix et Louis XIV, je dis Jugurtha et Abd el Kader. Vous dites que je suis un criminel, et je dis moi que vous êtes, vous, les criminels. Parce que vous prétendez maintenir par la force dans ce pays un ordre colonial que j'estime injuste. »

Parler à l'opinion

- Sans prendre position pour l'une ou l'autre partie, nous devons bien constater que nous avons là deux thèse parfaitement cohérentes, et parfaitement contradictoires. Par conséquent, le dialogue n'est pas possible. Et le juge va forcément condamner l'accusé à mort. Il s'agit par conséquent de faire du procès un procès politique en en appelant à l'opinion publique et au président, qui peut, lui, grâcier l'accusé. Nous devons faire du tribunal une tribune où en parlant au juge, on parle à l'opinion. Voilà ce que c'est que la rupture, nous sommes loin du procès Barbie. Il n'y a aucun rapport.

- Barbie était un exécutant. Qu'auriez-vous fait si vous aviez dû défendre des hommes à l'origine de ces idéologies ou un donneur d'ordre? a lancé une personne du public.

- Je défendrai Hitler, à condition qu'il plaide coupable. Quand vous lisez des propos de table d'Hitler au moment où il engage la conquête de la Russie, qu'écrit-il? « Nous traiterons les Russes comme les Américains ont traité les peaux-rouges. Nous traiterons les Russes comme - c'est Hitler, qui fait cet amalgame, ce n'est pas moi - les Anglais ont traité les Indiens. Le colonialisme a servi de matrice au nazisme. Pour l'avocat, il s'agit de comprendre comment le nazisme est arrivé.

- Est-ce que vous en tant que pasteur, vous recevriez Hitler, M. Schwab? a demandé M. Rochebin.

- Même en Hitler, il y a un fond d'humanité, je me devrais donc de le recevoir. Il y a toutefois une différence avec l'avocat. Je ne prétends pas connaître l'homme, d'être celui qui le connaît le mieux. Je ne peux jamais connaître la personne qui se confierait à moi. Dans la mesure où, et là on entre dans des considérations théologiques, il y a l'idée que le jugement dernier n'appartient pas aux êtres humains. Nous faisons toujours des jugements avant-derniers. Nous ne comprenons que des portions de vérité.

Et Denis Müller de reprendre la balle au bond :

- Karl Barth, le plus grand théologien suisse, qui a combattu le nazisme, a répondu à un journaliste américain, qui lui demandait : « Que pensez-vous d'Adolf Hitler? »
- « La seule chose que je sais d'Adolf Hitler, c'est que Jésus Christ est mort pour lui. » Mais connaître une personne ou reconnaître en lui une personne ne justifie en rien de plaider pour sa cause...

Est-ce que vous défendriez Gbagbo?

Est-ce que vous défendriez Laurent Gbagbo?
a demandé une personne dans la salle.

- Je l'ai vu récemment, a lâché Me Vergès. Je connais Gbagbo depuis qu'il m'a été présenté par Alassane Ouattara dans sa villa. A l'époque Ouattara était l'ennemi de Bédié, - président ivoirien de 1993 à 1999. Et Ouattara était l'allié de Gbagbo. Alors aujourd'hui la question est simple. Nous disons tout simplement avec Roland Dumas, recomptons les voix. On l'a fait pour Bush et Al Gore. Pourquoi pas dans ce cas-là? Ce serait une solution rapide. Parce qu'il y a contestation. Gbagbo conteste la validité du compte des voix dans le Nord, qui ne dépend pas du gouvernement central, et qui est dirigé par des officiers rebelles. Le recomptage des voix ne concernerait donc pas tout le pays.

Et si vous aviez défendu Saddam Hussein ?

- Vous avez failli défendre Saddam Hussein ? Quel serait le monde aujourd'hui s'il avait vécu ... s'est demandé un participant au débat.

- J'ai été désigné par un certain nombre de membres de sa famille, que j'ai rencontrés à Beyrouth et à Sanaa, au Yémen et à Genève. Mais j'ai préféré me retirer, car je ne faisais pas l'unanimité...

Le premier argument que j'aurais invoqué? Au moment des faits, faits établis ou pas, la peine de mort existait. Pour le juge, la peine de mort existait. Mais entretemps, les Américains l'avaient suspendue. Or il existe une jurisprudence internationale, qui dit qu'entre deux lois dures, s'il existe une loi intermédiaire, plus douce, c'est celle-ci qui doit s'appliquer.

- La deuxième chose que j'aurais dite? C'est « Vous lui reprochez d'avoir des armes de destruction massive. Mais qui les lui a vendues? J'aurais demandé que le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld soit entendu. Et je lui aurais demandé s'il vendait des armes dont l'acheteur ne se servirait pas? Donc nous aurions eu un double débat sur la forme et sur le fond.Des images

Les vidéos du débat.

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